« Tu gagnes en France, tu payes en France » : quand Fabien Roussel et Michel-Édouard Leclerc débattent vie chère, impôts des plus riches et marges

Le pouvoir d’achat reste la principale préoccupation à mesure que la pauvreté s’accroît. C’est ce que montre le sondage Ifop réalisé pour l’Humanité magazine. Le mal-être transpire : 89 % des sondés se disent révoltés par le fait que de nombreux salariés ne parviennent pas à boucler leurs fins de mois en raison de la faiblesse des payes.
Ce sentiment d’injustice sociale face aux inégalités et à la fraude fiscale était au cœur du débat qui a réuni au stand national du PCF le secrétaire national des communistes, Fabien Roussel, et le PDG Michel-Édouard Leclerc.
Chute de Bayrou, mouvement « Bloquons tout », journée de grève, comment analysez-vous la situation actuelle ? Partagez-vous l’idée que la France traverse une crise de régime ?

Fabien Roussel
secrétaire national du Parti communiste français
Il y a une colère immense dans notre pays. Celle des gens qui travaillent, parfois durement, et ne peuvent pas payer leurs factures ni vivre dignement. Il y a aussi les retraités, qui se sont fait pointer du doigt par le premier ministre. Ils ont cotisé toute leur vie, mais se retrouvent avec des petites retraites qui ne leur permettent plus de payer leurs charges.
Quand une vie au travail ne paye plus parce que les factures explosent, la République explose. C’est ce qui se passe en ce moment. Et, à force de ne pas entendre cette colère, il va y avoir un vent de dégagisme, de rejet des institutions et même de nos règles de vie démocratiques.

Michel-Édouard Leclerc
Président du comité stratégique d’E.Leclerc
Sur le terrain, je vois bien que le pouvoir d’achat est la première préoccupation. Mon combat, c’est d’essayer de vendre moins cher, mais c’est aussi d’obtenir du législateur qu’il fasse sauter les barrières qui empêchent de faire baisser les prix. Mais je n’y arrive pas.
L’alimentation sert de variable d’ajustement aux politiques de prix, parce qu’il est plus difficile de réduire les tarifs dans d’autres secteurs. Il y a la loi Égalim, qui, sous prétexte d’aider les agriculteurs, oblige les distributeurs à prendre 10 % de marge au minimum, y compris sur des produits qui n’ont rien à voir avec l’agriculture, comme le chocolat ou les sodas. Une autre législation que je voudrais faire sauter est la loi Descrozaille, qui encadre les promotions de certains produits, notamment d’hygiène. Ensuite, le pouvoir d’achat, ce n’est pas que les prix : c’est une inflation de 21 % en trois ans due en partie à la spéculation.
Fabien Roussel : Les communistes portent avec vigueur des propositions contre la vie chère, pour la hausse des salaires, la baisse de la TVA sur les produits de première nécessité et des factures d’électricité. Mais, depuis huit ans, nous sommes face à un homme dans son donjon qui n’écoute rien.
Il a même théorisé le ruissellement avec l’idée que cela profiterait à tout le monde. Nous voyons le résultat aujourd’hui : les riches n’ont jamais été aussi riches et il y a plus de 9 millions de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté.
Les surtaxes douanières de Donald Trump risquent de se répercuter sur la facture des consommateurs. Est-il possible de contenir les injonctions du locataire de la Maison-Blanche en matière de commerce international ?
Michel-Édouard Leclerc : Nous sommes le premier distributeur français, avec 16 millions de clients. Et nous sommes dans un pool d’acheteurs avec le numéro 2 allemand, le numéro 1 hollandais et les premiers italiens. Mais personne ne nous a sollicités pour voir comment, avec nos achats, nous pouvions peser.
Dans une négociation, il y a pourtant une pression à faire. Il aurait fallu pour cela souder la société française pour avoir un rapport de force. Il y a 4 500 sociétés américaines en France, il y a donc un message à faire passer à travers elles. Il aurait fallu leur dire : nous sommes peut-être un bon débouché, mais nous ne sommes pas naïfs.
Fabien Roussel : Ce nouveau président des États-Unis est extrêmement dangereux. Il a fait l’analyse que son pays était endetté et dépassé par la Chine. Donc il décide de faire payer son budget au reste du monde en nous imposant des droits de douane, en nous vendant son pétrole, son gaz naturel liquéfié, et en nous demandant de payer ses armes pour l’Ukraine. Et en plus il veut nous entraîner dans la guerre contre les Chinois !
Si la réponse de l’Union européenne consiste à augmenter les droits de douane des produits états-uniens, nous allons la subir comme consommateurs. Je suis en colère contre la présidente de la Commission européenne, qui, sans aucun mandat, a signé ces accords. Il ne faut pas accepter cette forme d’impérialisme économique.
Michel-Édouard Leclerc : Pour augmenter le pouvoir d’achat, il faut aussi regarder du côté du travail et de la façon dont il est concurrencé par la machine, l’intelligence artificielle, ce qui permet d’échapper aux cotisations salariales. Il y a là un vivier de financement, d’autant qu’avec la démographie nous aurons de moins en moins de cotisants. On peut donc réfléchir à fiscaliser en partie notre système social et à transférer une partie des charges sociales sur ce travail non physique.
Fabien Roussel : Nous vivons plus longtemps. Se soigner nécessite des technologies plus modernes qui ont besoin d’investissements. Il est donc logique de dépenser une plus grande part de notre PIB. Mais il faut aussi mettre sur la table l’élargissement des cotisations sociales à d’autres richesses créées, comme les revenus financiers. Ces derniers représentent plus de 500 milliards d’euros par an sur lesquels il n’y a pas de cotisations et peu d’impôts. On pourrait récupérer 50 milliards d’euros, suffisamment pour financer la retraite à 60 ans.
D’autre part, vous parlez du numérique, de l’intelligence artificielle. Derrière, il y a les géants du numérique. Les Gafam échappent à toute fiscalité en se logeant dans des paradis fiscaux. Notre proposition pour qu’ils contribuent plus est de prélever à la source des bénéfices des multinationales, où que soit leur siège : « Tu gagnes en France, tu payes en France. »
La cherté de la vie ne relève pas que de l’augmentation des prix mais également, et peut-être surtout, de la faiblesse des salaires. Quelles mesures d’urgence et à plus long terme pour assurer une vie digne ?
Michel-Édouard Leclerc : Il faut déjà sortir de la trappe à bas salaires. Je suis favorable à la réduction de l’écart entre le salaire net et le salaire brut. On peut augmenter les salaires, même si cela se fait sur cinq ans, six ans. L’important, c’est que les salariés aient une espérance d’augmentation pour pouvoir se projeter. Il faut donc transférer les charges, qui équivalent à plus qu’un salaire net, et tout le monde gagnera plus.
Fabien Roussel : Ça s’appelle supprimer les cotisations.
Michel-Édouard Leclerc : Non, les charges.
Fabien Roussel : Non, les cotisations. Les charges, ce sont les charges bancaires qui augmentent, les prix de l’énergie qui augmentent et qu’il faudrait supprimer pour dégager des moyens. Mais là nous parlons de cotisations sociales. Le problème n’est pas le niveau des cotisations qui financent la Sécurité sociale, mais le niveau des salaires.
Les salariées de Monoprix travaillent 35 heures par semaine et même avec trente-deux et trente-cinq ans d’ancienneté elles ne gagnent que 1 500 euros brut. Ce n’est pas décent ! Nous demandons une hausse des rémunérations, grâce à une échelle mobile des salaires pour que tous les niveaux de la grille augmentent en même temps que le Smic.
Michel-Édouard Leclerc : Il y a deux leviers pour augmenter le pouvoir d’achat : les revenus et les prix. Moi j’interpelle le politique sur les augmentations des salaires, c’est mon intérêt capitalistique : plus de pouvoir d’achat, c’est plus de monde dans les magasins. Mais le cœur de ma bataille à moi, ce sont les prix.
Comment faire pour que le consommateur ne paye pas des prix exorbitants et que les producteurs ne vendent pas à perte ?
Michel-Édouard Leclerc : La première chose est d’être informé sur le produit. Le Nutri-Score figure sur toutes nos marques. L’origine des quatre principaux ingrédients est aussi indiquée sur nos produits, de même que leur poids carbone. Les consommateurs ne savent pas encore lire ces informations, mais cela viendra.
Fabien Roussel : La proposition que nous portons afin de permettre à nos agriculteurs de vivre de leur travail est de leur garantir un revenu minimum. L’État doit intervenir pour fixer des prix planchers qui correspondent aux coûts de production, salaire inclus. Par ailleurs, il y a parfois une bascule énorme entre le prix auquel l’agriculteur vend à un distributeur et le prix auquel le consommateur achète.
Nous proposons que cette différence de tarif, cette valeur ajoutée, soit équitablement répartie de l’agriculteur au distributeur. C’est ce que l’on appelle le coefficient multiplicateur. Nous avons mis en place cela après guerre et ça a marché alors que la France était en ruine. Aujourd’hui, le pays a les moyens de le réaliser, en travaillant filière par filière avec les producteurs, les distributeurs et même l’industrie agroalimentaire pour les produits transformés.
Michel-Édouard Leclerc : Mais déjà du temps de mon père les producteurs ont demandé à sortir du coefficient multiplicateur.
Fabien Roussel : Les producteurs nous disent qu’il n’est pas nécessaire que l’État intervienne quand ils se mettent d’accord sur les prix avec les transformateurs. En revanche, ils demandent que l’État les aide quand ils vendent à perte. Et c’est là qu’on peut mettre en place un coefficient multiplicateur pour garantir un prix et une juste répartition de la valeur ajoutée.
Michel-Édouard Leclerc : La loi Égalim devait produire ça. Mais, dans la réalité, ce sont les multinationales de l’agroalimentaire qui en bénéficient. Elle est applicable aux supermarchés, mais pas à ce qui est vendu à Rungis ou à la restauration, pourtant plus gros acheteur de l’agriculture française. Si cette réglementation ne porte que sur les produits transformés, et non sur les produits agricoles et qu’elle ne s’applique que dans les supermarchés, elle ne peut pas fonctionner.
Comment assurer la distribution d’aliments produits de façon responsable socialement et écologiquement ?
Fabien Roussel : Pour bien manger et bien se vêtir, il faut disposer d’un bon salaire, d’une bonne retraite. Sans quoi on se tourne vers les produits dont les prix sont les plus bas, qui souvent ne respectent pas nos normes sociales et environnementales. Donc, cela passe d’abord par une relance du pouvoir d’achat. L’autre enjeu est de produire en France. Parce que si on augmente les salaires mais qu’avec on achète du bœuf argentin ou des machines à laver sud-coréennes, cela ne sert à rien. Il faut relancer la production en France et remettre en question les traités de libre-échange.
Michel-Édouard Leclerc : Le problème est que les agriculteurs qui demandent de ne pas importer sont aussi ceux qui veulent exporter. Donc, au minimum, il faut une négociation. Les corporations, les métiers doivent aussi dire ce qu’ils veulent. On ne peut pas juste dire « on n’importe pas ».
Fabien Roussel : C’est vrai. Mais il y a un gouffre entre des accords de libre-échange qui organisent la concurrence, tirent les salaires et normes sociales et environnementales vers le bas, et les traités de coopération qui respectent les travailleurs et le vivant. Nous devrions promouvoir le second modèle en y mettant des clauses miroirs et des exigences sur des normes sociales et environnementales.
Michel-Édouard Leclerc : Nous ne reviendrons pas en arrière. Les jeunes générations veulent manger et acheter des produits de meilleure qualité, plus vertueux pour l’environnement. Il y a des résistances au mot écologie, parce qu’il désigne un parti politique ou qu’il est vécu comme une injonction. Mais c’est le sens de l’évolution.
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